08 janvier 2023

Chronique littéraire : Tempêtes et brouillards par Caroline Dorka-Fenech (La Martinière).

Résumé de l'éditeur
Lorsque son père part vivre sa retraite au Maroc, épouse une femme aussi jeune qu'elle, se convertit à l'islam et annonce qu’il la déshérite, Carina, la « fille préférée », sombre dans la douleur. Qui est véritablement ce père ? Quelles colères enfouies est-il en train de faire ressurgir ?

Il est des romans écrits par urgence vitale. Tempêtes et brouillards est de ceux-là. Hanté par la figure du Roi Lear, entremêlant souvenirs à vifs, conversations, réflexions sur l'héritage, l'amour filial, les gestes post-coloniaux qui s’ignorent, l'écriture et le pardon, il traverse la noirceur et la brûlure vers la réappropriation de soi. Porté par une écriture incantatoire, un suspense intime, il signe la profession de foi d’une écrivaine.

Caroline Dorka-Fenech est née en 1975. Rosa dolorosa, son premier roman paru en 2020 aux éditions de La Martinière, réédité au Livre de Poche, a remporté 6 prix littéraires. Tempêtes et brouillards est son deuxième roman, et une nouvelle fulgurance.

Notre chronique 
Ce second roman de Caroline Dorka-Fenech, reprend de façon magistrale les thématiques – essentielles – de « Rosa dolorosa », son premier ouvrage, que nous avions adoré : la famille (monoparentale ou au sens large), la mort qui arrête toute poursuite et possibilité de réconciliation, le deuil, si difficile à faire et encore plus quand la personne disparue est trop aimée, trop haïe, ou les deux, on ne sait plus...
Comment faire quand un père a délaissé et malmené ses enfants, pour finalement les trahir et les abandonner en les taxant d’ingratitude, alors qu’ils sont encore marqués par les abus et sévices subis quand ils étaient plus jeunes ? Comment accéder au pardon, libérateur, quand la rage et le sentiment d’injustice risquent de vous dévorer à chaque instant ? Comment admettre que le coupable ne pourra plus jamais exprimer de regrets ni offrir de réparation ? Ni même admettre, y compris face à lui-même, les torts qu’il a causés ? Et pourtant il y a eu aussi des moments d’affection et de douceur...
Comment survivre à la malédiction paternelle ? L’auteure se place d’emblée (et ce dès la couverture) sous l’égide du roi Lear, père aveuglé par la colère et l’orgueil (aveuglement redoublé par celui, traduit physiquement, du comte de Gloucester qui finira par divaguer, les yeux crevés, pour châtiment de son erreur de jugement), qui répudie cruellement la seule de ses filles qui l’aime vraiment, mais il y a dans leurs destinées parallèles deux différences de taille : Lear aime ses filles, et ne les a jamais maltraitées. Et surtout les retrouvailles avec Cordélia, sa préférée injustement rejetée, auront lieu, apportant consolation, apaisement, rétablissement du bon ordre des choses (et si l’histoire finit tragiquement cela au moins a été obtenu).
Rien de tel pour Carina (chérie pourtant en espagnol, jolie en italien), la petite dernière bafouée qui devra se reconstruire seule avec ses questions, son chagrin, son amertume, ses doutes et sa jalousie vis-à-vis d’une rivale du même âge qu’elle (même si bien sûr cette rivalité ne devrait pas être, mais nous sommes en terrain incestueux et la blessure n’en est que plus vive). 
Mais comme sa sœur d’infortune à travers les siècles, Carina n’a pas su rassurer son père sur l’amour qu’elle lui porte, elle ne sait pas dire les mots qu’il faut. Contrairement à la jeune épouse, toute de dévouement et de soumission inconditionnelle, en tout cas en apparence. 
Seule à affronter les tempêtes et brouillards qu’on lui jette...
La tempête comme symbole d’une fureur cosmique, dévastatrice et qui se déchaîne quand un personnage a été trop loin, le brouillard comme empêchement d’y voir clair et de retrouver sa route dans un labyrinthe cotonneux, jusqu’à la dissolution peut-être. Et qui brouille les pistes, les accès jusqu’aux vrais sentiments, aux personnalités véritables.
La tempête qui survient quand Lear déshérite la seule qu’il aurait fallu épargner et qui submerge intérieurement notre héroïne quand le même sort lui est réservé.
Et cette question de l’héritage est admirablement posée : qu’est-ce qui doit être transmis, à qui, et pourquoi ? Qui a « mérité » tel ou tel traitement, fût-il post-mortem ? Qu’ai-je fait pour que cela m’arrive se disent Carina et ses frères, et avec eux tous les enfants mal-aimés, rejetant la faute, toujours, d’abord sur eux-mêmes.
Abordant aussi les questions de piété filiale, de la tragédie du manque d’amour (« les horreurs d’une vie sans amour » disait Hubert Selby Junior), de la lutte violente entre démons et guides vers la lumière, de l’urgence d’écrire pour se sauver et des pouvoirs rédempteurs de l’art, de la compréhension qui délivre, du patriarcat, du poids des traditions (différentes en France et au Maroc), du retour aux origines, ce très beau texte est aussi fascinant par sa structure même, avec une mise en abyme de l’écriture, la narratrice évoquant l’écrivaine elle-même et son premier titre. Un procédé littéraire particulièrement intéressant, abouti et puissant.
Dans les deux cas, la quête sera longue, la protagoniste devra faire évoluer dans la douleur et l’introspection la vision d’un homme aimé (fils, père) jusqu’au fanatisme.
Un livre que nous n’hésitons pas à recommander, comme le précédent.

#Tempêtesetbrouillards #NetGalleyFrance

Pour aller plus loin

2 commentaires:

  1. Caroline Dorka-Fenech09/01/2023 06:32

    Cette chronique est remarquable. Merci pour cette analyse riche et profonde.

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Gabriel et Marie-Hélène.