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09 octobre 2023

Chronique Littéraire : Disgrâce de J.M. Coetzee (Vintage/Seuil).

Dans le monde de la littérature contemporaine, rares sont les écrivains qui osent sonder les abysses de l’âme avec la même audace et la même acuité que J.M. Coetzee. Disgrâce incarne à la perfection cette exploration implacable des recoins les plus sombres de la condition humaine. Dans ce roman, il dévoile un monde où la désillusion, la culpabilité et la fragilité de l’existence se mêlent dans une danse macabre.
L’écrivain sud-africain, lauréat du Prix Nobel de littérature en 2003, nous plonge sans ménagement dans la vie de David Lurie, professeur d’université vieillissant, pris au piège d’une spirale descendante et de sa déchéance. Il incarne l’homme en quête de sens dans un monde où les repères moraux semblent s’effriter, les anciens déclinant sans que les nouveaux soient clairement définis.
Son obsession pour le désir charnel le conduit à commettre des actes condamnables et condamnés, exposant ainsi les ambivalences de sa conscience face à ses propres démons. Accusé de viol par l’une de ses étudiantes, il refuse de s’expliquer, de s’excuser, de plaider sa cause. Peut-être parce qu’il la trouve, au fond, indéfendable ? Et s’estimant, à tort ou à raison, outragé par cette atteinte à ce qui relève, selon lui, de la sphère privée.
En parallèle, sa fille, pourtant forte et déterminée, se retrouvera volée, violée, persécutée, dépossédée de ce qu’elle a de plus cher, sans rien faire pour échapper à son destin. Au titre de l’expiation des fautes paternelles ? Au sens large aussi, car elle est la fille d’un blanc dominant, les péchés des parents retombant sur la tête des enfants... ou au titre d’une espèce de triste loi du talion transgénérationnelle, qui dépasse le cadre individuel, viol pour viol, spoliation pour spoliation, humiliation pour humiliation, violence pour violence... Elle subit, résignée, dans une quête de rédemption et de précaire réconciliation avec les proscrits d’hier.
Au-delà de l’histoire personnelle de Lurie et de sa fille, Disgrâce est comme un miroir d’une Afrique du Sud post-apartheid en pleine transformation. Coetzee, tel un ethnographe littéraire, décrit les tensions raciales et culturelles qui secouent le pays. Le roman révèle les cicatrices profondes laissées par le passé colonial et l’instabilité de la reconstruction, où bonnes volontés, haines, ressentiment, goût de la revanche, pragmatisme, inégalités et discriminations anciennes ou nouvelles recomposent une mosaïque chaotique douloureuse et complexe. C’est d’ailleurs le refus de tout manichéisme et de tout constat simpliste qui vaudra à l’auteur réprobation, mise au ban - malgré son succès et finalement exil volontaire. En faisant de Lurie un professeur de littérature romantique à l’université du Cap, Coetzee pointe du doigt la futilité de la culture occidentale face aux problèmes sociopolitiques de l’Afrique du Sud, renforçant ainsi la dichotomie entre l’idéalisme de la littérature et la réalité brutale.
Cette lecture laisse une empreinte indélébile. L’auteur, amateur de musique et défenseur de la cause animale, nous livre un ouvrage puissant, sombre et désespéré.
Difficile de ne pas penser à Beckett, pour la quête existentielle, et à Faulkner, pour l’âpreté terrible de ses histoires aux personnages voués à l’irrémédiable, victimes de malédictions ordinaires et de destinées implacables. Gide disait de son plus grand succès (celui aussi qui a fait le plus scandale) : « J’ai pensé devenir fou d’horreur et de détresse en lisant Sanctuaire. »
Le choc est du même ordre, ainsi que le talent. À (re-)découvrir.

Sylvie Guérin et Marie-Hélène.


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