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20 juin 2022

Chronique littéraire : Souvenirs Pieux de Marguerite Yourcenar (Gallimard).

Résumé de l'éditeur
Le livre de Marguerite Yourcenar commence par le récit d'une naissance : la sienne. De ce point de départ elle s'interroge. D'où vient-elle ? Qui fut sa mère, morte presque aussitôt ? Qui fut son père ? Ces deux familles dont elle est issue, que peut-elle en savoir, à travers les épaisseurs du temps ? Personne ne rend sensible comme elle l'existence d'âge en âge des êtres en un lieu donné, et le fait que les générations sur le même coin de terre s'entassent comme des strates géologiques, côte à côte avec les bêtes et les plantes.
Le récit s'accompagne à chaque pas de commentaires qui sont des coups de projecteurs dans le brouillard de toute vie. Si bien que d'une histoire à peu près ordinaire ou commune Marguerite Yourcenar a fait une œuvre extraordinaire où la rigueur le dispute à la compassion, où le plus grand art et le plus discret est au service d'une rare noblesse de cœur.

Notre chronique 
Ce roman autobiographique de Marguerite Yourcenar est, à l’instar de ses ouvrages, un chef-d’œuvre. Il convoque Les Mémoires d’Hadrien qui, lui aussi, entremêlait mémoires et Histoire. Il nous rappelle L’œuvre au Noir dans ces analyses qui émaillent le texte et l’amplifient, le subliment. Nous ne lisons pas, en effet, une simple autobiographie, mais un texte poétique, philosophique, qui fait également la part belle aux écrits de son cher oncle, Octave. Façon pour elle de le saluer avec tendresse et de le faire mieux connaître, tandis que lui-même cherche à rendre hommage à son frère suicidé (par erreur, peut-être, c’est en tout cas la version officielle de l’entourage, secrets enfouis et interprétations divergentes des évènements font partie de toute saga), personnage hors normes, adepte des idées progressistes de son temps, réprouvé par ses proches et en rupture avec son milieu. Il faut lutter contre son possible effacement... 
Tendresse, hommage, et aussi ferveur, respect, dévotion. Autant de termes qui conviennent à ce travail de généalogiste obstinée, utilisant tous les supports mis à sa disposition, traquant inlassablement témoignages, lettres, photos, registres... dans un archivage affectueux, et avec son goût de l’érudition habituel, même si l’auteure a conscience que cette compilation est imparfaite : dans le clair-obscur un peu brumeux de toute vie ordinaire, de-ci de-là un coup de projecteur, un plan rapproché, des récits convergents.
Un devoir de mémoire destiné à honorer les défunts (comme les fameux « souvenirs pieux » à glisser dans le missel) et à réparer l’injustice d’existences anonymes, sans éclat particulier, lesquelles pour autant ne doivent pas être oubliées.
Destiné aussi à mieux se comprendre elle-même, grâce à sa fidélité aux souvenirs, même tronqués, même parcellaires, même « subjectifs ».
Grâce à une piété filiale qui l’envoie sur les traces de sa mère, Fernande (et qu’elle nomme toujours ainsi), perdue quelques jours seulement après sa naissance. Sur l’un de ses « souvenirs pieux » après son décès, ces mots : 
« Il ne faut pas pleurer parce que cela n’est plus, il faut sourire parce que cela a été. Elle a toujours fait de son mieux. » 
Pour ce qu’on en sait, dédicace qui pourrait bien s’appliquer à Marguerite Yourcenar elle-même.
Une résurrection du passé qui est aussi une façon d’accéder à l’immortalité.
Un attachement qui peut être transmis, et éclairer les descendants. En toute simplicité, dans cette langue admirable à laquelle nous sommes habitués.
« La vie passée est une feuille sèche, craquelée, sans sève ni chlorophylle, criblée de trous, éraillée de déchirures, qui, mise à contre-jour, offre tout au plus le réseau squelettique de ses nervures minces et cassantes. Il faut certains efforts pour lui rendre son aspect charnu et vert de feuille fraîche, pour restituer aux événements ou aux incidents cette plénitude qui comble ceux qui les vivent et les garde d’imaginer autre chose. »
Un texte puissant, qui nous fait voyager, réfléchir, un peu à la façon de La Recherche de Proust. 
Préoccupé aussi de la cause animale et – déjà – du sort de la planète. L’auteure déplore ailleurs « l’avidité et la violence » des hommes qui l’exploitent sans vergogne, et se désole qu’une certaine prospérité aille de pair avec le saccage de l’environnement. Des inquiétudes, prémonitoires, en tout cas d’une grande sagacité, qui nous touchent au cœur plus que jamais.
La transmission c’est aussi le monde que nous laisserons à ceux qui viendront après nous.  
Une quête de ses origines, de son passé et de son parcours familial et personnel qui nous touche profondément. 
« Néanmoins, pour triompher en partie du sentiment d’irréalité que me donne cette identification, je suis forcée, tout comme je le serais pour un personnage historique que j’aurais tenté de recréer, de m’accrocher à des bribes de souvenirs reçus de seconde ou de dixième main, à des informations tirées de bouts de lettres ou de feuillets de calepins qu’on a négligé de jeter au panier, et que notre avidité de savoir pressure au-delà de ce qu’ils peuvent donner, ou d’aller compulser dans des mairies ou chez les notaires des pièces authentiques dont le jargon administratif et légal élimine tout contenu humain. Je n’ignore pas que tout cela est faux ou vague comme tout ce qui a été réinterprété par la mémoire de trop d’individus différents, plat comme ce qu’on écrit sur la ligne pointillée d’une demande de passeport, niais comme les anecdotes qu’on se transmet en famille, rongé par ce qui entre temps s’est amassé en nous comme une pierre par le lichen ou du métal par la rouille. Ces bribes de faits crus connus sont cependant entre cet enfant et moi la seule passerelle viable ; ils sont aussi la seule bouée qui nous soutient tous deux sur la mer du temps. »

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