28 juillet 2025

Chronique littéraire : Du domaine des murmures de Carole Martinez (Gallimard/folio).

Résumé de l'éditeur
En 1187, le jour de son mariage, devant la noce scandalisée, la jeune Esclarmonde refuse de dire "oui" : elle veut faire respecter son vœu de s'offrir à Dieu, contre la décision de son père, le châtelain régnant sur le domaine des Murmures. La jeune femme est emmurée dans une cellule attenante à la chapelle du château, avec pour seule ouverture sur le monde une fenestrelle pourvue de barreaux. Mais elle ne se doute pas de ce qui est entré avec elle dans sa tombe... Loin de gagner la solitude à laquelle elle aspirait, Esclarmonde se retrouve au carrefour des vivants et des morts. Depuis son réduit, elle soufflera sa volonté sur le fief de son père et ce souffle l'entraînera jusqu'en Terre sainte.
Carole Martinez donne ici libre cours à la puissance poétique de son imagination et nous fait vivre une expérience à la fois mystique et charnelle, à la lisière du songe. Elle nous emporte dans son univers si singulier, rêveur et cruel, plein d'une sensualité prenante.

Notre chronique
Un roman chuchoté au creux de l’Histoire, une voix ténue qui traverse les siècles pour atteindre la nôtre. Une voix qui m’a bouleversée. 
« Vous avez étouffé la magie, le spirituel et la contemplation dans le vacarme de vos villes, et rares sont ceux qui, prenant le temps de tendre l’oreille, peuvent encore entendre le murmure des temps anciens ou le bruit du vent dans les branches. Mais n’imaginez pas que ce massacre des contes a chassé la peur ! Non, vous tremblez toujours sans même savoir pourquoi. »
Ce roman nous propose une immersion dans le XIIe siècle, au cœur du destin d’Esclarmonde, jeune fille qui choisit de se murer vivante plutôt que de subir un mariage imposé.
Dès les premières lignes, j’ai été saisie par l’étrangeté du texte. Il y a dans cette prose poétique un souffle ancien, comme si la narratrice, recluse dans sa cellule attenante à la chapelle du domaine, nous parlait à travers la pierre. 
Esclarmonde ne se contente pas de refuser le destin tracé pour elle par un père très aimant, mais autoritaire. Elle fait de son enfermement un acte de liberté radical, une résistance spirituelle et physique à l’ordre établi. Et, dans ce refus, paradoxalement, elle s’élève, devient sainte pour les uns, monstre, voire hérétique, pour les autres, oracle pour tous. Les murs de sa cellule résonnent des douleurs du monde. 
Carole Martinez excelle dans l’art du récit enchâssé : la voix d’Esclarmonde contient d’autres voix, d’autres histoires, celles de pèlerins, des croisés (en particulier celle de son père), de mères et de filles. Il y a quelque chose de presque mystique dans cette manière de croiser l’intime et le sacré, l’individuel et le collectif. 
« Les murmures dessinent des ombres fugitives sur sa façade austère et nous attendons le cœur battant, nous attendons d’y voir plus clair. »
La beauté de ce texte réside aussi dans sa densité symbolique. L’enfermement d’Esclarmonde interroge nos propres murs intérieurs : qu’est-ce qu’une prison ? Qui enferme qui ? Et comment faire entendre sa voix quand tout concourt à la faire taire ? 
Et pourtant, tout n’est pas pure élévation. Le corps d’Esclarmonde, loin d’être nié, est au cœur du récit. Corps traversé, corps en travail, corps de mère. L’enfant qu’elle met au monde dans le secret de sa cellule bouleverse l’ordre des choses, impose un lien nouveau, inacceptable pour le patriarcat environnant. Car, derrière les murs, il y a la vie, la chair, le sang. Il y a la transgression et la grâce.
« Je n’avais pas menti, je m’étais contentée de taire une vérité que personne n’avait envie d’entendre et mon silence avait offert un espace blanc à broder, un vide dont chacun s’était emparé avec délice. » 
Un roman de paradoxes et de passions. L’histoire d’une jeune fille qui dit non, et qui, ce faisant, dit oui à autre chose — à l’invisible, à l’inconnu, à la parole propre. 
« À défaut de croire en Dieu, j’ai commencé à croire en moi, en la force de ma parole dont je voyais chaque jour croître l’incroyable pouvoir. » 
À lire comme on écoute un chant ancien.

Pour aller plus loin
Dors ton sommeil de brute de Carole Martinez.

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