Le manuscrit de ce texte sulfureux entre tous fut mis au propre par Sade sur un rouleau de douze mètres de long le 22 octobre 1785.
À cette époque, le marquis est emprisonné à la Bastille suite à l’accumulation de ses débauches et il dissimule le texte dans une cavité du mur de sa cellule, espérant bien le récupérer un jour. Mais le destin en décidera autrement.
Libéré à la Révolution, après treize années d’enfermement, l’écrivain, par son anticléricalisme forcené, devient une figure du nouveau régime (il manque toutefois d’être décapité sous Robespierre et ne doit son salut qu’à ses amis) tandis que l’emblématique prison est démolie pierre par pierre. Sade ne retrouvera jamais son manuscrit.
L’histoire de ce rouleau sauvé par miracle est à elle seule un roman. Je ne la rapporterai pas ici, le lecteur en trouvera tous les détails sur le net, je retiendrai seulement que ce texte, maudit entre tous, interdit pendant des siècles, a finalement été acheté par l’État français le 9 juillet 2021 pour la modique somme de 4,5 millions d’euros (suite à une souscription).
Le divin Marquis, désormais édité dans la pléiade serait bien étonné de constater la consécration à laquelle son œuvre est parvenue de nos jours… Mais la postérité réserve tellement de surprises (je pense notamment à Boris Vian, lui aussi pléiadisé).
Alors, pour en revenir aux 120 journées, sont-elles, malgré l’évolution de la Société et des mœurs, toujours aussi choquantes ?
Eh bien, il faut avouer qu’elles le sont encore !
Mais pourquoi ?
En termes de pornographie, on pourrait dire que l’immense production cinématographique contemporaine a épuisé le sujet… et c’est précisément là le sujet, car, selon moi, Sade ce n’est pas de la pornographie, en particulier dans Les 120 Journées. Ce texte paroxystique est, à mon avis, un règlement de comptes avec la Société de l’époque, figée, engoncée à tous les niveaux, à bout de souffle… d’où l’issue : la Révolution.
Le dix-huitième siècle est bien sûr le siècle des Lumières, resplendissant entre tous, mais c’est aussi le siècle de Bernardin de Saint Pierre, de l’Abbé Prévot, de Rousseau avec La Nouvelle Héloïse, des auteurs qui écrivent des romans à l’eau de rose, on dirait aujourd’hui des « feel good » (bien que je déteste l’invasion permanente des anglicismes dans notre langue !)
C’est contre cela que s’élève Sade. Dans sa vie personnelle, il s’est libéré – diraient les psychanalystes – de son surmoi, ce filtre mental qui rend l’homme civilisé, et il opère de même avec les personnages de son roman qui deviennent pires que des bêtes.
Sade déteste ces hommes qui l’ont privé de liberté. Il veut montrer la laideur indicible de l’humain, libéré du vernis de la civilisation. Son texte est un véritable pamphlet, d’une misanthropie absolue, une descente aux enfers dantesques, comme l’a si bien compris Pasolini dans son adaptation cinématographique de l’œuvre sadienne.
Il faut dire que les quatre personnages principaux de l’histoire, les héros de cette débauche absolue et cruelle, racontée chaque soir (comme dans Les Mille et Une Nuits) par La Duclos, une putain, se livrent à des actes qui ne sont pas vraiment émoustillants au plan sexuel, en particulier leur obsession de la coprophagie les rend plutôt répugnants et indignes de tout respect. Et c’est bien cela que souhaite Sade. Car, tous ces notables, ces financiers, ces notaires, ces greffiers, et surtout ces hommes d’église, abbés, évêques, tous plus ignobles les uns que les autres, il les hait.
Le texte ne manque pas du reste d’un humour décapant, à la manière de Rabelais, tellement excessif que bien des scènes en deviennent surréalistes ; et c’est justement le mouvement surréaliste qui a activement participé à la réhabilitation de Sade, voyant en lui un véritable anarchiste. Terme anachronique ? Visions d’un précurseur ?
Dans Aline et Valcour, Sade s’oppose farouchement à la colonisation : L’Européen, féroce, inquiet, né pour le malheur du reste de la terre, renonce à ses jouissances pour aller troubler celles des autres… La beauté de son style, sa maîtrise de la langue, son élégance lexicale, si propre à son temps, renforcent encore la noirceur de sa narration :
Le Comte était dans toute la force de ses passions, âgé au plus de trente-cinq ans, sans foi, sans loi, sans dieu, sans religion et doué surtout… d’une invincible horreur pour ce qu’on appelle le sentiment de la charité… une de ses voluptés, par exemple, était de se faire chercher avec soin de ces asiles ténébreux, où l’indigence affamée mange comme elle peut un pain arrosé de ses larmes.
Et ce n’est là qu’un passage des plus doux…
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Gabriel et Marie-Hélène.