22 juin 2024

Chronique littéraire : Bientôt les vivants d'Amina Damerdji (Gallimard).


Quatrième de couverture
« Aïcha courut à travers le village. Ses jambes tremblaient et son cœur battait si fort qu’il semblait vouloir sortir de sa poitrine. Elle connaissait le mot, dhabahines, les égorgeurs. Dhabahines, dhabahines ! »
Algérie, 1988. Après les premières émeutes sauvagement réprimées, le mouvement islamiste montre sa puissance grandissante. La jeune Selma vit dans la proche banlieue d’Alger. Selma n’a qu’une passion, l’équitation, qu’elle pratique dans un centre équestre non loin du village de Sidi Youcef où se déroulera en 1997 l’un des épisodes les plus atroces de la guerre civile. Elle consacre tout son temps libre au dressage d’un cheval que tout le monde craint, tandis que les déchirements de l’Histoire traversent sa famille comme toute la société algérienne : certains sont farouchement opposés aux islamistes, d’autres penchent pour le FIS, d’autres encore profitent du chaos pour s’enrichir... C’est dans ce contexte tragique que Selma apprendra à grandir, trouvant dans la relation avec son cheval et avec la nature un antidote à la violence des hommes. Bien que le martyre du village de Sidi Youcef éclaire d’une lumière terrible les trajectoires des divers personnages, ce deuxième roman reste constamment chaleureux et humain.



L'auteure

Amina Damerdji est née aux États-Unis puis a grandi à Alger jusqu’à la guerre civile. Elle a quitté l’Algérie à l’âge de sept ans avec sa famille et vit actuellement à Paris. Après Laissez-moi vous rejoindre, paru chez Gallimard en 2021, Bientôt les vivants est son deuxième roman.

Notre chronique


Cet ouvrage, aussi riche et prenant que le premier roman d’Amina, « Laissez-moi vous rejoindre », nous entraîne dans l’Histoire, celle de l’Algérie et de la montée en puissance du mouvement islamiste dès la fin des années 1970.
Il y apparaît que l’État algérien, de par sa nature corrompue et autocratique, porte en grande partie la responsabilité de l’expansion du mouvement islamiste. En effet, dès 1976, la Constitution et la Charte nationale, bases idéologiques du régime, définirent la place de l’islam dans les institutions. Dans la charte, l’islam y fut reconnu comme religion d’État.
Dès lors, la société entière s’en trouva durablement modifiée, et s’éloigna progressivement de l’influence occidentale, reliquat de la colonisation. L’École devint confessionnelle. Le Régime fit construire des mosquées par centaines. L’arabe supplanta le français. Les femmes virent leurs droits s’amenuiser. Dans le même temps, l’islamisme radical installa ses bases. Le Front islamique du Salut fut légalisé. Et c’est dans ce cadre que naquirent les émeutes d’octobre 1988 qui sont la toile de fond de « Bientôt les vivants ».
Ces changements insidieux, mais violents, apparaissent clairement dans le roman à travers le prisme d’une vie familiale tourmentée. La brutalité et les déchirements qui parcourent le roman montrent clairement la sauvagerie inhumaine des islamistes, mais, s’ils sont sans pitié, le gouvernement n’est pas en reste. La répression vient de tous les bords. Et ce sont les Algériens qui en font les frais. Huit cents morts, officiellement, et sans doute beaucoup plus, au cours de ces évènements qui laissent encore des traces dans la société algérienne d’aujourd’hui.
Petite et grande histoire s’entremêlent donc dans ce récit et nous permettent de tenter de comprendre la terreur, l’enfer, l’horreur qu’ont vécu les Algérois. L’histoire de Selma et de sa famille, de ses proches, la frontière poreuse entre un camp et un autre, dans des familles que désormais tout oppose à part le lien du sang.
Ce superbe ouvrage nous questionne : qu’est-ce qui fait que l’on bascule du jour au lendemain, au nom de Dieu ? 
L’amour, la passion totale de Selma pour l’équitation, pour son cheval adoré, est le pendant de cette période de guerre civile, une autre guerre intime qui se trame dans le cœur, dans le corps de Selma, et qui reflète l’Histoire, les événements, dans un jeu de miroir tout en délicatesse, sans pathos. Un grand livre à lire pour ne pas oublier (ou découvrir) ce pan de l’histoire algérienne.

Citations 
Comme il aurait aimé poser sa main sur son épaule dans un geste fraternel. Mais il n’osa pas. Le pauvre homme avait peut-être perdu un frère, un cousin ou un ami d’enfance dans les rafles. Près de 1000 arrestations. Et combien de morts ? On ignorait leur nombre exact ainsi que le lieu où avaient été emmenés les centaines de prisonniers. Quant au cadavre, ils n’avaient même pas pu être reconnus par les familles. Ce matin-là, l’hôpital Mustapha leur avait fermé la porte au nez. Rentrez chez vous. Ne faites pas d’histoires. Alors, puisque la loi des hommes débloquait, lui, Ali Belhadj revendiquait celle de Dieu. (Page 49)

 

Selma s’imagina galoper sur cette surface ondoyante avec Sheitane. L’amour d’un cheval. Une chose dont ne parleraient jamais les journaux. Une passion à laquelle sa mère ne comprendrait jamais rien. Que ferait Zyneb si Selma lui racontait ses problèmes au club, à part soupirer, à part entortiller sa tresse autour de son index et laisser l’indifférence envahir ses yeux presque verts au soleil ? Elle se moquerait. Alors que c’était vrai. Selma pouvait le sentir dans chaque parcelle de son cœur. Elle mourrait, oui, elle décéderait sur-le-champ si l’équarrisseur venait lui enlever son étalon. (Page 109)

Rejeter le mal chez les autres était trop facile. Il n’était que le revers de nos indifférences, de nos égoïsmes, de nos lâchetés. Charef entra, boudiné dans sa blouse blanche. Il la regarda avec pitié.(Page 210)

Bientôt tu seras sur pied. Différemment. Nos blessures ne sont pas des impasses, mais d’autres chemins.  (Page 213)

Elle entendit sa mère émettre un rire cristallin. Sa mère, rire ? Si Sofiane réussissait à égayer Zyneb, il pourrait faire de même avec elle. Toute lumière est bonne à prendre. (Page 216)

Dans cette guerre, pense à Selma, il n’existe qu’une alternative : rompre les liens qui nous abîment ou nous laisser déchirer par eux. (Page 276).

Pour aller plus loin

2 commentaires:

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Gabriel et Marie-Hélène.