20 mars 2018

Chronique et interview -- Pas Perdus de Jean Yves Cousseau



Ma chronique
Lorsque je chronique un livre, j’aime le faire à ma façon, avec un parti-pris, quel qu’il soit, en suivant mes envies du moment. Celui que j’ai choisi pour « Pas Perdus » est me concentrer sur les photographies et de développer ce qu’elles m’inspirent, même si je suis néophyte en la matière. Et justement peut-être pour relever un beau défi, vivre une expérience déroutante… tout comme la lecture de "Pas perdus" l'a été pour moi.
J’aime le changement, j’aime évoluer, j’aime rencontrer… J’espère avoir compris l’un des nombreux messages que ce superbe ouvrage nous livre !
Ce que j’ai particulièrement aimé dans cette anthologie littéraire et ces palimpsestes photographiques, c’est l’atmosphère qui nous happe dès la première page. Nous nous sentons dans notre élément (ou pas) et ceci pour une raison qui m’est apparue à la fin de ma lecture, nous avons affaire à une métaphore de nos villes, de notre monde, de nos vies, avec toutes leurs fêlures, leurs imperfections.
Par exemple, le verre fendu, voire brisé qui justement nous fait voir une toute autre beauté.


A travers ce prisme du verre brisé, Jean Yves montre que toute construction a sa propre fragilité, est destructible.
Dans l’inharmonie apparente, dans la banalité du quotidien, il y a une beauté cachée, que l’œil du photographe doit savoir capter et nous livrer.
La société nous impose des références qui tendent vers une idée de la perfection, ce qui est superficiel. La perfection est au contraire dans la variabilité des formes, dans la diversité, dans la rencontre avec l’Autre, cet inconnu qui passe au hasard devant notre objectif.
Rien de superficiel dans ces photographies, bien au contraire !
Jean Yves Cousseau prend le contre-pied de la pensée unique (axée autour d’une beauté normée, officielle, uniformisée) et partage avec nous l’exquis raffinement de notre humanité, si fragile et si imparfaite. L’imparfait est transcendé… Le Beau redéfini.

Le traitement des photos, les déchirures, les taches volontaires introduites dans les photos, le vieillissement prématuré, sont autant d’artifices qui soulignent le décalage entre une vision personnelle et la réalité.


Il y a une mise en abyme artistique, un emboîtement de poupées russes entre écriture, photographie, peinture et sculpture, autour de thèmes récurrents : la mort, la féminité, l’amour, l’improbable et l’étonnant qui rencontrent le banal, la ville…

Cet ouvrage est une véritable quête de sens dans un monde de plus en plus vertigineusement technologique (toute technologie étant absente de ce recueil) qui nous ramène à l’essentiel : notre rapport au monde et à l’autre.


L’artiste rend hommage aux petits riens de la vie quotidienne qui nous entourent et que nous ne voyons plus…


Et j’aimerais conclure avec cette citation :
[…] Eh ! bon dieu, nous ne voyons que trop autour de nous la triste et désenchanteresse réalité : la tiédeur insupportable des demi-caractères, ses ébauches de vertus et de vices, des amours irrésolues, des haines mitigées, des amitiés tremblotantes, des doctrines variables, des fidélités qui ont leur hausse et leur baisse, des opinions qui s’évaporent ; laissez-nous rêver que parfois ont paru des hommes plus forts et plus grands, qui furent des bons ou des méchants plus résolus ; cela fait du bien. Vigny, Cinq-mars, Réflexions sur la vérité dans l’art, préface, 1827.

L'auteur

Jean Yves Cousseau a entrepris depuis de nombreuses années une démarche artistique liée à la photographie et expérimente, au fil des expositions, des commandes et des publications, d’autres supports et modes d’expression tels que la vidéo (Le Sablier, Nature morte / vies reposées, Parole sèche / parole humide, a tempera, Nuée, Immersion...) et l’installation (Vestiges, Rescapés...).

Son écriture personnelle n’est plus tant dans le sujet photographique, la représentation ou l’instantanéité que dans l’altération de l’œuvre photographique elle-même. En soumettant sa photographie à des séjours prolongés dans l’eau, aux intempéries, la faisant virer d’états en états successifs, modifiés par des dépôts organiques (mousses, moisissures...) et par des phénomènes chimiques (oxydation, érosion de la couche sensible...), il donne à voir le temps à L’œuvre ; le temps venant y poser son empreinte, charger l’œuvre d’une nouvelle mémoire. Comme un peintre viendrait charger sa toile, reprendre son travail, dans la recherche inlassable de la maîtrise de l’aléatoire, Jean-Yves Cousseau dit vouloir que ses images « connaissent des métamorphoses qui les libèrent de leur terrible fixité. Que la photographie qui toujours parle au passé – cela a été – s’expose aux vicissitudes du présent ». Ses photographies sont le plus souvent assemblées, créant des polyptyques ou des instal­lations, intimes ou monumentales, au sein desquelles des éléments rapportés, comme des miroirs anciens, des vitres cassées, des matières diverses, participent de notre regard et de notre interrogation sur l’œuvre. Il crée aussi des « objets photographiques » en insérant ses photographies dans des supports inattendus – cadres chinés ou éléments de matériel photographique anciens – qui décalent d’autant le regard porté.

Auteur de plusieurs ouvrages et livres d’artistes en relation avec des textes d’écrivains (Petites Leçons des chose / Clins d’œil, Lieux d’écrits, juin juillet peu importe, D’un hommage, Manière noire, Quantités discrètes, Sommes, Petite épopée, Intempéries...), Jean Yves Cousseau expose, depuis plus de 30 ans, ses œuvres en France et en Europe (Fondation Royaumont, Künstlerhaus Mousonturm à Francfort, Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris (ARC), Grand Palais à Paris, Institut Louis-Lumière à Lyon, Centre international de Poésie de Marseille, Centre national de la Bande dessinée et de l’Image d’Angoulême, Fotografie Forum à Francfort, Galerie Artem à Quimper, Musée national de la Coopération franco-américaine de Blérancourt, Le Carrousel du Louvre à Paris, Domaine de Trévarez, Galerie du théâtre de l’Agora d’Évry, Musée français de la Photographie de Bièvres, Galerie Pierre Brullé à Paris, Galerie Pennings à Eindhoven, Vízivárosi Galéria à Budapest, Centre d’Art La Passerelle à Brest, Óbudai Társaskör Galéria à Budapest, Musée du Luxembourg à Paris, Musée-museum de Gap, Fondation Pierre Gianadda à Martigny, Centre culturel international de Cerisy-la-Salle, Galerie du Théâtre de Privas, Château de Montmaur, Musée de l’Orangerie à Paris, Fondation de Coubertin à Saint Rémy-lès-Chevreuse, Maison européenne de la photographie à Paris...)

Il vit et travaille en Essonne et a, par ailleurs, réalisé plusieurs scénographies, assuré la conception graphique de nombreux catalogues pour les musées.

Interview exclusive

Quand avez-vous commencé à prendre des photos ?
Je commence à utiliser la photographie en 1971, dès mon entrée à l’école des Beaux-Arts de Nantes, j’avais 18 ans ; d’abord pour documenter mon travail de peinture et de sculpture puis, très vite, prenant conscience du caractère polysémique de la photographie, pour entreprendre un travail critique tant sur l’activité artistique (Qui voit quoi ou comment rendre une triste réalité belle à l’œil ?, Cherchez l’artiste ! ...) que sur la photographie de presse en tentant de la détourner de ses significations convenues (Déjà vu, Des mots et des mottes, Il s’agissait sûrement d’une espèce douée de raison pour construire cette sorte de hangar...).

Quel a été l’élément déclencheur de votre passion ?

Suite à cette période « d’apprentissage », convaincu d’avoir privilégié « le paraître » à « l’être », je décidai d’interrompre toute activité artistique et entamai une année de voyages – Brésil, États-Unis, Mexique. De retour en France, je quittai Nantes pour Paris. C’est ce nouveau départ qui raviva mon appétit artistique et m’incita à reprendre un travail photographique qui s’avèra moins polémique et plus personnel. Je rencontrai alors l’artiste Vera Szekely avec qui je publiai Clins d’œil et Jean-Pierre Boyer, éditeur de la Fondation Royaumont, qui me commanda Lieux d’écrits. Cette dernière réalisation constitua une étape charnière en ce qu’elle représente à la fois l’aboutissement de recherches antérieures, la possibilité de m’exprimer sur plusieurs territoires – le livre et le rapport texte/image, l’exposition et l’installation audiovisuelle –, la rencontre avec nombre d’auteurs (Jacques Roubaud, Tom Raworth, Bernard Noël, Charles Juliet, Julien Blaine, Olivier Cadiot et bien d’autres, dont Guy Debord) et le point de départ de séries photographiques désormais axées sur la métaphore poétique.

Avez-vous des anecdotes à raconter à mes lecteurs sur votre métier ?

J’ai réalisé mes premières prises de vue avec un appareil photographique acheté « trois francs six sous » sur un trottoir et ce qui peut, de prime abord, apparaître comme un acte anecdotique, s’avèrera finalement être un geste essentiel ; non seulement parce que nombre de mes photographies prises avec cet engin-là seront ensuite publiées, mais aussi parce que, lors de mon passage dans l’enseignement artistique, fort de mon expérience, j’incite continûment les étudiants à s’élancer et à créer sans attendre d’avoir les conditions idéales pour réaliser leurs travaux.

Comment est né le projet de cet ouvrage ?

Je venais de publier Lieux d’écrits ; quarante écrivains disparus, ayant vécu à Paris ou en région parisienne, présidaient à l’élaboration de ce livre photographique. Quand j’ai rencontré Guy Debord, je lui ai offert. « Je te remercie pour « Lieux d’écrits », m’écrit-il, et si je ne t’avais pas encore dit tout le bien que j’en pense, c’est parce qu’il est évidemment mieux d’en parler de vive voix. » Il me proposa alors, « pour réparer l’injustice du premier tome », une liste de soixante-trois autres auteurs qui pourrait constituer matière à concevoir un deuxième tome. Je perdis malencontreusement la liste, le temps s’écoula et j’avais renoncé à relever le défi, lorsque je la retrouvais avec le courrier qu’il m’avait alors adressé dans la publication posthume de sa Correspondance. Je choisis de considérer attentivement cette deuxième opportunité et je me mis aussitôt à l’ouvrage, d’où son titre : Pas perdus.
Comment avez-vous choisi les textes, les photographies ?

Je voulais que les « morceaux choisis » soient suffisamment « critiques », en filiation avec Debord et l’Internationale Situationniste, qu’ils traitent de sujets variés, en écho avec notre propre actualité et qu’il y ait une diversité de genres – théorique, fictionnel, poétique, humoristique... Il m’a fallu consulter un certain nombre d’ouvrages, puis m’immerger dans mes propres archives photographiques, résolu à croiser ce très grand nombre d’années – historique –, avec cette « assez courte unité de temps » – biographique – ; la pérennité littéraire conversant avec le momentané photographique, l’Histoire faisant écho au vécu singulier. Parfois les textes déterminèrent un choix d’images, d’autres fois ce fut l’inverse, mais c’est toujours la trame narrative tissée par les photographies qui organisa l’ouvrage.
Un mot de la fin ?
J’espère que l’on goûtera cet ensemble de « morceaux choisis », les conduites et penchants humains de l’époque présente demeurant assez comparables à ceux du passé, et qu’ils donneront envie d’aller lire ou relire un certain nombre de leurs auteurs. J’espère aussi que mes sujets photographiques et mes choix rencontreront quelques connivences.

Que la juxtaposition des textes et des photographies ainsi que les rapports de celles-ci entre elles, susciteront chez la lectrice et le lecteur d’autres images mentales.
Enfin j’espère que l’on prendra plaisir à m’emboîter le pas tout au long de ce Pas perdus et à se promener à travers la littérature, la photographie et le temps comme j’ai eu moi-même plaisir à le faire.
Merci infiniment à Jean Yves et à Plessis Editions pour ce superbe ouvrage, l'interview éclairante et les magnifiques photos !

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