30 septembre 2018

Chronique : Amer Noir, Le jour où j’ai tué Staline d'Eric Tchijakoff (Editions Nouvelle Bibliothèque) - Sortie le 8 octobre 2018.

L'auteur
Féru de grands espaces sauvages et de montagne, Eric Tchijakoff écrit comme il parcourt la Scandinavie ou la Russie, avec l'envie chevillée au corps de défricher des univers à chaque fois différents. Ses histoires sont autant de parcours de vie(s) où il parvient à associer l'épique et l'intime, à ciseler la forme sans rien sacrifier sur le fond. Depuis les environs de Grenoble, cet écrivain déjà auteur de plusieurs romans trouve constamment matière à se renouveler. Il le fait à travers un imaginaire débridé tout en puisant dans le terreau fertile de ses nombreuses vies passées.

Présentation de l’éditeur
Quand on a dix-sept ans, croiser le regard d'un bandit de grand chemin qui ne s'appelle pas encore Staline peut changer le cours de sa vie. Quand dans le même temps, on veut tout abandonner pour une fille qui prend la pose contre une poignée de Kopeks, on va au-devant de gros problèmes. L'épopée d'Anton Semenov commence dans le Tbilissi prérévolutionnaire de 1905 pour s'achever en 1920 sur un navire français mouillant en mer Noire. Du Caucase jusqu'à la Sibérie profonde, il ne va cesser de courir après ses propres chimères sans espoir de retour. Pendant le temps de cet exil intérieur, ce jeune homme bien né va devoir grandir vite, survivre en milieux hostiles, traverser vaille que vaille les prémices de la grande révolution pour enfin atteindre son but, le toucher en plein cœur. Si sous bien des aspects "Amer Noir" tient du Western slave, c'est aussi le récit intime d'une quête amoureuse qui abolit parfois les frontières de la raison.
Extrait
Elle s’est plantée contre la porte, enfin, suffisamment sur le côté pour ne pas entraver le départ précipité de son fils. Il lance un dernier coup d’œil circulaire qui ressemble plus à un adieu à sa chambre d’enfance qu’à un ultime pointage de ce qui pourrait lui manquer.- Mon fils bien-aimé.
Je le savais. J’ai toujours su que tu partirais.Il dévale l’escalier.Elle n’a pas bougé.- Dans ce cas, dis-toi simplement que le jour vient d’arriver, aujourd’hui, là, maintenant. Dis-toi que c’est le début de ma vie. Dis-toi aussi que j’ai quelque chose de noble à accomplir. Dis-toi tout cela et tu te sentiras mieux.Lui pense qu’il ne la reverra peut-être pas avant longtemps. Si longtemps qu'il en oubliera peut-être les contours de son visage. Il pourrait remonter l’escalier, lui prendre les mains dans ses mains, les baiser avec la dévotion d’un fils reconnaissant ; il pourrait tout au moins l’embrasser. Mais il sait aussi qu’en croisant son regard éperdu, elle défaillirait immanquablement à ses pieds, anéantissant à coup sûr cet élan du destin. Dans certaines circonstances, il est préférable de ne pas se retourner.
Notre chronique Une écriture fluide, un maniement subtil de la langue française. Voici l’histoire touchante d’un homme, Anton, qui se penche à la fin de sa vie sur ses souvenirs, plus ou moins imprécis :
« Qu’est-ce qu’il reste quand on commence à entrevoir le début de la fin ? »
Amer Noir est plus qu’un roman dépaysant. Il s’agit avant tout d’un bildungsroman, d’un voyage au cœur de soi-même à la recherche de ses limites. Un livre qui nous immerge dans une Russie dont nous, Occidentaux, ignorons tellement de choses, la Russie prérévolutionnaire… C’est la vision du petit père des peuples, dans sa jeunesse, lorsqu’on l’avait surnommé Koba et plus tard Staline, qui signifie « acier » en russe, à travers le regard du protagoniste, jeune homme bien implanté dans la bourgeoisie, milieu étouffant auquel il tente d’échapper par tous les moyens, pour suivre ses rêves. Don Quichotte d’une société archaïque, Anton, le héros / anti-héros, essaie de se réaliser. Son envie éperdue de ne pas mener une vie morne et insignifiante, quitte à tout perdre, est le point de départ de ses aventures. Les personnages sont tous intéressants car ils ne sont pas utilisés comme faire-valoir du personnage principal, qui tel un Dr Jekyll et Mr Hyde russe, évolue dans ce récit écrit comme une fable.
Ce texte nous rappelle subtilement le magic realism de Cent ans de Solitude. Un rythme mélancolique, un récit de vie et de mort, dévorant. Une véritable épopée qui restera longtemps gravée en nous, même si Staline est mort de sa belle mort…
Interview d'Éric 
Marie-Hélène et Thierry, en préambule, je dois dire qu'en tant que lecteur, je me moque bien de savoir si tel ou tel écrivain est un authentique sale type ou Gandhi personnifié derrière son clavier. Je ne m'intéresse qu'au strict produit de son travail. Par ailleurs, je n'aime pas ergoter sur ce que j'ai écrit pour la simple raison que je ne me sens plus possesseur de mon "œuvre" dès lors qu'elle est achevée. Je la livre aux éventuels lecteurs, libres à eux de se l'approprier, d'entrer comme ils veulent dans ma danse ou d'en faire un pied de lit si bon leur semble. Je me dé-livre en quelque sorte. Si bien qu'il m'arrive parfois de ne plus être certain d'avoir écrit le roman dont il est question.
Fin du préambule, début de l'interview (j'aime avoir le contrôle)

Quand as-tu commencé à écrire ? 
En CP je crois. J'étais fasciné par le mot Képi qui illustrait la lettre K. Pour ce qui est des phrases et des chapitres, d'aussi loin que je me souvienne j'ai toujours eu en tête des épopées plus ou moins intimes qui restaient au stade fantasmatique. J'ai commencé à mettre tout ça noir sur blanc… je ne sais plus trop quand à vrai dire. Peut-être en sortant de la douche.

Quelles sont tes principales influences ?
Je réalise là que je n'aime pas ce mot, il me fiche la trouille à vrai dire. Je n'ai pas de gourou, pas de maître à penser, pas de prêt-à-penser non plus. J'en ai horreur, je remets tout en cause et moi le premier, j'ai l'impression que ça m'évite d'être plus con que je ne le suis déjà. Il ne fait pas de doute que j'ai été sous "influences", mais elles ont été multiples, diffuses, mâchées, digérées, recrachés parfois, jamais gobées telles quelles. Depuis que j'en ai le souvenir, j'ai la prétention de penser par moi-même, bien ou mal, peu importe.

Quelles sont tes principales sources d’inspiration ?
La vie telle que je la perçois, celle que je m'applique à interpréter à travers mes écrits. C'est un évènement intime, un ressassement, une anecdote qui m'a marqué.
Pour Amer Noir, c'est la vie telle qu'elle aurait pu être. On dit que l'on écrit toujours le même livre. Pour ma part, c'est toujours l'histoire de la rencontre entre l'infiniment grand et l'infiniment petit, le petit étant vous et moi (les deux réunis, ça ne change pas grand-chose). C'est l'histoire de nos actions, qui pour aussi futiles et inutiles qu'elles puissent être, représentent l'essence de notre existence. Au fond, j'aime écrire l'homme balloté par les évènements.

Une lecture fondatrice ?
Parmi mes lectures de jeunesse, je pourrais citer deux romans marquants. L'Étranger pour le choc littéraire et humain. Camus a écrit la lucidité, la désillusion, la distanciation par rapport au monde extérieur. Camus a dépeint de manière inégalable ce qui me traversait à l'époque et qui continue de jalonner ma vie. 
Il y a aussi John Irving avec son Monde selon Garp qui lui m'a affranchi d'une inhibition, celle de l'écriture. À travers ce roman, j'ai compris que l'imagination n'était ni un gros mot ni un vain mot. Je parle là d'une imagination en prise avec le réel, la seule qui m'intéresse, celle qui touche à la véracité du propos, au sentiment de véracité tout au moins. Lorsque le mensonge constitutif de l'écrivain devient une vérité, une évidence, la partie a des chances d'être gagnée.

Tes romans préférés ?
Outre les deux déjà cités, il y a tout en haut, Crime et châtiment. Sinon, en vrac et en oublis, j'ai à mon panthéon personnel, La conquête du courage de Stephen Crane, magnifique roman méconnu sur la guerre de Sécession vue à travers le regard d'un jeune conscrit. La garde Blanche de Boulgakov, Home de Toni Morrisson, la plupart des Russell Banks et particulièrement De beaux lendemains. Il y aussi Je m'en vais comme bien d'autres romans de Jean Echenoz, L'île des rêves d'Hino Keizo et D'autres vies que la mienne d'Emmanuel Carrère dont j'admire le style. Je pense aussi à Seul le silence de R.J. Ellory, un thriller puissant qui est parvenu à conquérir le non-aficionado du genre que je suis. Enfin, un vrai coup de cœur qui n'est pas une fiction pour une fois, Wild Idea de Dan O'brien, un bouquin extra, un récit qui pourrait réconcilier avec la vie si besoin était (j'ai commis une chronique à ce propos sur mon blog).


As-tu des petites manies d’écrivain ?
Ce serait peut-être bien d'en avoir de réellement productives. Mon habitude invariable : travailler dans le chaos et toujours dans le même fauteuil.

Quels sont tes meilleurs souvenirs d’auteur ?
En général, lorsque j'écris ou pense le mot "fin", c'est assez jouissif, c'est l'arrivée du marin à bon port après une longue et passionnante traversée. Le reste n'est qu'une alternance de petits moments de grâce parmi de longs moments de doutes. Dans tous les cas, une fois lancé, j'écris malgré tout. C'est une planche de salut. Écrire quoiqu'il en soit, trois mots qui claquent bien ou une page toute pourrie. La grâce, c'est lorsque ma petite musique parvient à m'emporter avec elle. Le doute, c'est quand je bute obstinément sur la partition, quand j'ai l'impression de marcher au bord d'un gouffre créatif, là où le sens de mon histoire pourrait m'échapper.

Des parties de ce roman sont-elles autobiographiques ?
Contrairement à Super Brat mon roman précédent, une fiction parsemée de détails autobiographiques revisités où il était question d'un entraîneur de basket sur le déclin, profession que j'ai autrefois exercée, on ne trouvera ici rien d'autobiographique. D'ailleurs, je suis un peu trop jeune pour avoir pu tuer Staline. Dans Amer Noir, je me suis consacré à l'autre, à l'écrire ou plutôt le réinventer à partir de bribes de sa vie, d'une histoire familiale pleine de vides que je me suis un jour promis de combler de la seule manière que je connais, à travers un roman.
Un mot de la fin ?

Ne jamais écrire pour ne rien dire.

Photo de mon grand-père (assis avec la casquette) une des 3 photos qu'il existe de cette époque (1913 je pense). L'idée de base du roman était de réécrire, de réinventer son histoire à partir d'une anecdote incroyable qu'il avait confiée à mon père. C'était le chapitre d'ouverture du roman où les cosaques se jettent dans la mer noire sur leurs montures. A partir de là; j'ai déroulé une pelote imaginaire..
Pour aller plus loin quelques liens 
Son blog : Les pages du TchiSa page Facebook
Versants & Lacs
Traîneaux Entraînants

Retrouvez les autres chroniques des ouvrages des Éditions Nouvelle Bibliothèque :
Terminus
So long, Alice
Killarney 1976

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